Un ami, fidèle visiteur du site "République-Avenir", et par ailleurs fin connaisseur de la Sécurité Sociale, la "Sécu", nous a fait parvenir une réflexion (à lire ci-dessous) fort intéressante sur cette institution qui nous vient -en partie- du Conseil National de la Résistance ; mais qui puise ses racines bien au-delà, bien en amont...
Remercions sincèrement ce contributeur pour ce texte qui malgré sa brièveté pose un certain nombre de questions pertinentes et nous conduit -in fine- à nous interroger : quel mode de solidarité voulons-nous ? au sein de quel type de société, de quel mode de vie ?
Alain Mourot
Président
de République-Avenir
La Sécurité sociale,
entre solidarité universelle
et logique de cotisations
Pour faire avancer leur projet de Sécurité sociale, en conflit avec certains intérêts catégoriels, les gouvernements d’après-guerre ont parfois louvoyé entre authentique solidarité universelle et logique de cotisation. La Sécurité sociale d’aujourd’hui souffre encore de cette ambigüité.
C’est dans le contexte d’après-guerre de tabula rasa, d’ouverture des champs du possible qu’offre la Libération, qui se révèle favorable à la naissance de la Sécurité sociale. Même si sa gestation commence dans la Résistance et à Alger. Dès février 1944, le texte du Conseil national de la résistance, « les jours heureux », pose le principe d’un « plan complet de Sécurité sociale ».
Elle est portée par des acteurs appartenant à un large éventail politique : gaullistes, chrétiens-sociaux, socialistes, communistes qui partagent ce qu’il est convenu d’appeler l’ « idée socialiste », au sens de la conviction d’une nécessaire organisation réfléchie de la société. Ce qui motivait ses promoteurs, c’était d’abord le désir d’agir sur la logique collective pour aller vers une société juste et solidaire et de réduire « l’incertitude du lendemain » comme le disait Pierre Laroque, un de ses principaux concepteurs.
Le projet d’une Sécurité sociale prend place dans cette ambition de société et est même pensé comme en étant la pièce maîtresse. L’expression « Sécurité sociale » doit s’entendre comme sécurité de la société, sécurité dans la société. Telle était l’idée de Pierre Laroque, qui aimait répéter qu’il s’agissait en fait de « prolonger en temps de paix, la solidarité du temps de la guerre ».
Cette protection est indissociable de la liberté individuelle : elle en est même une condition. De plus, une telle liberté ne peut se concevoir en dehors d’un destin collectif. Dans l’esprit des créateurs de la Libération, ce projet est en mesure de dépasser la contradiction majeure de la société libérale : le fait, pour reprendre une expression de Jaurès, que le salarié alors qu’il « est souverain dans l’ordre politique », est « réduit à une sorte de servage » dans l’ordre économique.
Le souvenir de la crise de 1929, ses conséquences économiques et sociales notamment en Europe a joué le rôle d’un aiguillon dans le New deal aux Etats Unis et la volonté de construire un état social avec Roosevelt. Cette volonté est clairement exprimée dans la Déclaration de Philadelphie adoptée par l’Organisation internationale de Travail en mai 1944, qui appelle à « l’extension des mesures de Sécurité Sociale en vue d’assurer un revenu de base à tous ceux qui ont besoin d’une telle protection ainsi que des soins médicaux complets ».
Cet esprit de réforme et d’extension de la protection sociale souffle sur l’Europe entière, en Grande Bretagne avec le plan Beveridge. Ce plan Beveridge constitue un cadre de pensée pour de nombreux acteurs et notamment les réformateurs français. Ce rapport préconise que chaque citoyen en âge de travailler paie des cotisations sociales afin de profiter en retour des prestations en cas de maladie, de chômage, de retraite, … Beveridge pense que ce système permettra d’assurer un niveau de vie minimum en dessous duquel personne ne devrait tomber. Il s’agit de lutter contre les cinq grands maux que sont la pauvreté, l’insalubrité, la maladie, l’ignorance et le chômage.
Mais le choix
entre l’assurantiel et l’universel
n’a jamais été franchement tranché.
Et une part des problèmes actuels y trouvent leur origine. Historiquement, l’assurance est chargée d’une image positive, réactivée à l’occasion du vote de chacune des lois de protection. C’est ainsi que Jaurès défendra auprès des travailleurs le principe de la cotisation car elle représente à ses yeux un droit qui ne peut être remis en cause (« Je cotise donc je reçois ») et un pouvoir contre l’arbitraire patronal. Les prélèvements sur les salaires donnent aux cotisants un « droit légal, moral et politique » qui les met à l’abri de toute remise en cause de leurs droits. Mais comment instaurer une politique de protection pour l’ensemble de la société avec un financement uniquement basé sur la cotisation ? Sur cette question, il n’y aura aucune réponse politique claire et elle donnera lieu à des tergiversations, à des compromis bancals.
Quelques repères peuvent éclairer les enjeux...
Les années 1945-46 sont le théâtre d’un conflit entre deux conceptions de la protection sociale et donc deux conceptions de la solidarité. D’une part, une protection et une solidarité professionnelle et catégorielle à base assurantielle ; d’autre part, une protection et une solidarité nationale qui renvoient à un mode d’organisation collective et nécessitent une certaine unité institutionnelle et un système mixte de financement. Cette « ambigüité fondatrice » sera masquée jusqu’en 1960-70.
Depuis les années 1970, il y a une implantation de plus en plus forte d’une deuxième composante du système : les assurances complémentaires. Pour exemple, le remboursement des soins courants se situe entre 50 et 55% aujourd’hui, alors qu’en 1980, il était de 80%. Ce qui explique que la « complémentaire » soit devenue une nécessité pour avoir accès aux soins. Ce qui crée aussi, de fait, un véritable marché de la protection dans lequel le bien fondamental qu’est la santé est ramené au rang de marchandise. Le patient devenant un client dans un marché où entrent en concurrence sociétés mutualistes, compagnies d’assurance et institutions de prévoyance complémentaires.
Si le programme du Conseil National de la Résistance de février 1944 prévoit « un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence », l’ordonnance d’octobre 1945 institue la Sécurité sociale pour les seuls travailleurs et leur famille. Un glissement s’est opéré du « tous les citoyens » aux « travailleurs et à leur famille ».
L’universalisation ne pouvait se réaliser que par la mise en place d’une caisse unique. C’est sur ce point que les oppositions se sont cristallisées. La CFTC, la mutualité, les paysans, les travailleurs indépendants, les mineurs et cheminots CGT refusent cette intégration institutionnelle. Les médecins libéraux y voient la remise en cause de leur liberté de pratique. Le patronat se mobilise pour arriver à mettre en place une protection professionnelle stricte qui n’a que faire d’une solidarité nationale. Finalement, le gouvernement cédera à la pression en acceptant l’autonomie des Caisses d’Allocations Familiales en 1949. De même, tous les régimes spéciaux verront leurs caisses professionnelles consolidées. Tout cela renforce une conception catégorielle assurantielle qui ne peut cependant se passer du secours de divers transferts, subventions, ce qui intègre de nombreuses prestations non contributives.
La fiction d’une Sécurité sociale assurantielle
dans l’imaginaire collectif
C’est ainsi que s’est développée une représentation d’une Sécurité Sociale assurantielle alors même que le poids des cotisations dans le financement, même s’il reste majoritaire, baisse régulièrement au profit d’autres sources de financement (taxes diverses, CSG…). Et, peu importe la réalité, la fiction d’une Sécurité sociale essentiellement assurantielle s’impose dans l’imaginaire collectif, ce qui exigerait de séparer ce qui relève de la protection des risques pour lesquels il y a contribution (assurance) de ce qui relèverait de la « solidarité », entendons l’assistance étatique. On peut craindre à terme une dualisation du système de protection, productrice de nouvelles inégalités, marquée par une marginalisation de populations vulnérables, mal intégrées, de plus en plus importantes et relevant d’une assistance toujours plus stigmatisante.
Nous sommes face à un changement de regard sur la notion même de « droit à la protection ». Il était perçu historiquement comme devant découler d’une organisation politique de la collectivité. Or, il est désormais de plus en plus perçu comme relevant d’une démarche d’autoprotection d’un individu libre, responsable, supposée le meilleur juge de ce qui est bon pour lui. Il est incité par le développement d’un marché de l’assurance des complémentaires à faire les choix les plus judicieux c'est-à-dire avantageux donc à se comporter en consommateur de soins raisonnant d’abord en fonction des ses intérêts particuliers, égoïstes, sans se préoccuper du collectif.
Une société démocratique reposant sur le principe d’une égalité politique entre tous les citoyens puisque, par le suffrage universel, ils participent tous à la production de la règle commune, se doit de penser une égale protection, commandée tant par l’égalité des besoins humains que par le statut partagé de citoyen.
Michel Navarro
(Source : la revue de débats de la CFDT N°13)